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Des secrets révélés par des tessons de céramique

Les objets mis au jour sur les sites archéologiques ne sont pas seulement voués à être mis en valeur derrière une vitrine de musée. Ils renferment aussi une source incroyable d’informations qu’il faut à tout prix exploiter afin d’obtenir le maximum de renseignements sur le lieu que nous essayons de comprendre. Cet article a pour but de vous montrer tout le potentiel d’un artefact si nous prenons la peine de soutirer les données qu’il renferme. Dans cet écrit, il sera question de petits fragments de grès mis au jour sur le site Anderson à Québec. Sur ces artefacts, il n’était possible que de percevoir quelques lettres et l’effigie d’un lion.

Historique du site

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Le site de la maison Anderson est actuellement situé entre la 3e et la 4e rue de l’arrondissement de la Cité- Limoilou. Au cours du 18 et du 19e siècle, une véritable métamorphose s’est produite. Le milieu, autrefois rural et agricole, est devenu au fil des années un centre industriel important. Depuis 2017, des fouilles sont effectuées sur le site afin de documenter cette transition.

En 1812, un Britannique portant le nom d’Anthony Anderson décide de quitter son pays d’origine pour venir s’installer à Québec. Il s’achète un terrain et il construit une ferme et une maison à l’emplacement actuel du site.  En 1847, il lègue sa terre à son fils, William Hedley Anderson. Ce dernier prend la décision d’acheter d’autres lots, situés autour de la résidence de son père, et de débuter dans l’industrie du bois. La matière était destinée à l’industrie navale, autrefois importante dans la ville de Québec. Une auberge est alors construite afin d’habiter les ouvriers de son entreprise. Elle portera le nom d’Hedleyville.

Le secteur prend peu à peu de l’importance est devient officiellement un village en 1870[1]. La maison est alors adaptée à la vie urbaine qui prenait essor autour d’elle. Elle a d’abord été aménagée en plusieurs logements, puis son toit est devenu plat afin d’être harmoniser avec l’architecture du 20e siècle. Selon les photographies de l’époque, la résidence aurait été détruite entre 1968 et 1970.

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Carte de 1867, 3600 secondes d’histoire, « Vestige du passé : les fouilles archéologiques du chantier-école de Limoilou, entrevue avec Alison  Bain »,

Description et résumé de la recherche

Ces petits morceaux de céramique semblent à première vue inintéressants, voir ennuyeux. Après tout, il  ne s’agissait que de tessons de grès : type de poterie courant au 19e siècle à Québec. Et c’est justement ce qui m’a attirée vers ces objets, car la banalité n’est pas sans secret. Au contraire, c’est elle qui dissimule le mieux ses mystères. Au moment de ces réflexions, je n’avais qu’un de ces petits fragments dans les mains (celui du centre, à gauche). Puis, en continuant à chercher dans les étagères remplis d’artefacts, je réalise que plusieurs bouts de céramique semblent être faits du même type de grès. Certains d’entre eux pouvaient même être assemblés.

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Fragments de grès ayant été mis au jour sur le site archéologique Anderson, 6 août 2018.

Je me suis d’abord lancée à la recherche de la signification de l’effigie. Sachant que le lion est l’emblème de la couronne britannique, je décidais de concentrer mes efforts sur les types d’effigies employés en Angleterre. S’agissait-il d’un logo d’une compagnie, d’un sceau royal ou de l’armée britannique? Cette direction était logique, puisqu’à cette époque, Québec était sous le régime Anglais. Malheureusement, après plusieurs heures de recherches, je ne possédais aucun renseignements supplémentaires, et encore moins une réponse! N’ayant que trois jours pour apporter une solution, mon superviseur m’a dit à la fin de la première journée :

  • Tu devrais peut-être tenter de trouver des informations sur un autre objet.

Mais, au cours des années, j’ai appris qu’il y a toujours une faille quelque part et je savais, bien que je possédais peu d’indices, que j’avais tout ce dont il était nécessaire pour la trouver. Alors, je lui ai répondu :

  • Laissez-moi encore demain.

Le lendemain matin, je me suis remise au travail. Cette fois-ci, j’ai misé sur les quelques lettres que l’assemblage des fragments m’avait permis d’obtenir. Une fois mis ensemble, deux tessons semblaient avoir une piste prometteuse. Sur l’un, on percevait l’inscription « Nassa […] » et sur l’autre « Selt […] s ». La deuxième fût mon premier choix, puisque celle-ci se trouvait autour de l’emblème du lion. Elle devait donc forcément signifier le nom, le titre ou le rang de quelque chose. En me fiant à l’espacement entre chacune des lettres gravées sur l’effigie, j’ai déduis que deux d’entre-elles devaient manquer pour compléter le mot qui m’était si essentiel à la compréhension de cet objet. Après plusieurs heures de navigation internet et d’essais-erreurs, je suis tombée sur la photo de cette bouteille :

Bouteile Selters.jpg


THIES Volker, Bouteille complète fabriquée dans le Duché de Nassau par la compagnie Selters, 24 juillet 2007.

« Selters », voilà le mot que je cherchais! Après avoir vérifié que le logo et les lettres dont je disposais correspondaient, je pouvais enfin m’attaquer au cœur de ma recherche, c’est-à-dire, à l’utilisation même de cet objet.

La compagnie « Selters »

Selters est le nom d’une compagnie d’eau minéralisée, localisée dans l’état du Duché de Nassau, situé dans l’Allemagne actuel. La source d’eau se situe dans le village de Selters[2]. Elle est utilisée depuis l’Âge de Bronze par les Romains et elle est exportée dès le 16e siècle.  Elle est initialement vendue dans une partie restreinte de l’Europe, mais son commerce s’est rapidement répandu à travers le monde en raison de la colonisation européenne[3]. À son apogée, la compagnie produisait jusqu’ à 24 000 cruches par jour[4]. L’eau est principalement reconnue pour sa teneur en soufre et en carbone lui procurant des bénéfiques pour la santé et pour l’hygiène[5].

 

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ZIEGELBRENNER, Carte du Grand-Duché de Francfort en 1812, 4 février 2011.

Les contenants sont fabriqués à partir d’une terre siliceuse et argileuse particulière se trouvant à proximité de la source[6].

Ses propriétés

Il s’agissait d’un produit très convoité par la haute société. Elle était d’abord utilisée à des fins d’hygiène. Elle permettait de se rafraîchir et de garder les dents propres. Les médecins de l’époque conseillaient de l’utiliser pour se rincer la bouche tous les matins et tous les soirs, après chaque repas, afin de conserver des dents saines. Les femmes s’en servaient également pour se toiletter[7]. Elle posséderait, toujours selon les spécialistes du 19e siècle, des fonctions médicinales. Elle a en effet autrefois été employée pour redonner des forces aux gens malades. Selon un célèbre médecin belge, monsieur Hufeland, elle favorisait aussi les sécrétions, particulièrement celles de l’urine et de la peau et elle augmentait le système lymphatique et glanduleux afin de faciliter la digestion. Elle a également servi de médicaments parce qu’elle était efficace pour guérir certaines maladies, notamment la pneumonie[8].

Elle prévenait aussi un bon nombre de maladies bucco-dentaires en fortifiant les gencives et en empêchant le développement de tartes et de caries. Il semblerait même qu’elle arrêtait les maux de dents[9]! Elle était aussi recommandée pour prévenir le scorbut lors de longs séjours en mer[10].

Datation des tessons de grès

L’emblème du lion, à l’avant de la bouteille, permet d’affirmer que l’eau minérale a été produite lorsque le Duché de Nassau était en place. Bien que les lettres sur les tessons de céramique ne permettent pas de connaître la nature exacte de l’inscription, deux des fragments assemblés appuient néanmoins cette conjecture, puisqu’on y retrouve les lettres « Nassa […] ». Cette section fait très probablement référence à « Ipzogthum Nassad » ou à « Herzogthum Nassau », signifiant dans les deux cas « Duché de Nassau »[11]. La création de cet état en 1806 ainsi que son annexion à l’empire Prusse en 1866, permet de dater l’exportation de ces bouteilles à l’intérieur de cet intervalle de temps. À partir de 1866, le logo de la compagnie sera remplacé par un aigle; l’emblème du nouveau pouvoir politique.

Le morceau, dans le coin supérieur gauche du présentoir, est normalement placé sous l’anse de la bouteille. C’est à cet endroit où l’année de fabrication et le nom de l’artisan était inscrit[12]. Malheureusement, dans ce cas-ci, ceux-ci n’ont pas pu être révélés puisque le  morceau est directement fragmenté sur l’inscription.

Conclusion

Il a donc été possible de préciser le contexte social dans lequel vivait la famille Anderson et de préciser la datation du site. Nous savons désormais que les résidents demeuraient entre 1806 et 1866 sur les lieux et qu’ils faisaient partie de la haute société, puisque seuls les gens fortunés pouvaient se procurer de l’eau Selters. De plus, les tessons de céramique ont permis de connaître davantage les pratiques hygiéniques du 19e siècle dans la ville de Québec. L’eau, provenant du village de Selters, n’était pas un produit acheté au hasard, puisque les Européens croyaient en ses propriétés d’hygiènes et médicinales. Il ne fait donc pas de doute que ces petits morceaux de grès, très simples, ont su fournir des informations essentielles à la compréhension du quotidien des habitants vivant sous le régime anglais. Ceci n’est cependant qu’une infime partie de l’histoire du site. L’analyse complète des artefacts mis au jour lors des dernières fouilles est en cours. De plus d’autres recherches sont aussi prévues pour l’été 2019.

 

Médiagraphie : 

[1] CAZES Jean, « Des fouilles archéologiques entre les 3e et 4e rue », Web.

[2] Notice sur l’eau minérale de Selters : ses parties constitutives et ses vertus en médecine, p.2.

[3] Mémoire sur l’eau de Selters ou de Seltz naturelle, p.12.

[4] Notice sur l’eau minérale de Selters : ses parties constitutives et ses vertus en médecine, p.8.

[5] Mémoire sur l’eau de Selters ou de Seltz naturelle, p.8.

[6] Notice sur l’eau minérale de Selters : ses parties constitutives et ses vertus en médecine, p.7.

[7] Mémoire sur l’eau de Selters ou de Seltz naturelle, p.61.

[8] Notice sur l’eau minérale de Selters : ses parties constitutives et ses vertus en médecine, p.11.

[9] Mémoire sur l’eau de Selters ou de Seltz naturelle, p.61.

[10] Ibid., p.50.

[11]Mémoire sur l’eau de Selters ou de Seltz naturelle, p.8.

[12] Idem.

Références complètes : 

Notice sur l’eau minérale de Selters : ses parties constitutives et ses vertus en médecine, Wiesbade : chez Joseph Scholz, Allemagne, 1834, 25 pages, PDF.

Mémoire sur l’eau de Selters ou de Seltz naturelle, Académie royale de Médecine : J-B Baillière, Paris, 1841, 75 pages, PDF.

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